RUNO DEBIZE exécute le raisin dans le sud Beaujolais. Loin des crus, loin des modes, loin des foires. Pas très causant, son vin est direct. Un passage au bois donne suffisamment de structure à son Gamay mais il garde son esprit : un fruit obstiné, une attaque franche, une note tenue. Dense et direct. La musique de DOPPLeR exécute la raison. Dense et directe. Le trio est classique, puissant, sans additif. Transformer un fruit en boisson est classique, le faire sans additif l’est moins. Le beaujolais et sa banane, son expédition folklorique au Japon et sa robe rose fluo : le triptyque est mis à mal par la production à Debize. Le fluo et les bananes ont également disparu du répertoire de la noise à Doppler. Abrasif, jusqu’au-boutiste, leur son sans additifs n’en est que plus impressionnant, centré sur la palette instrumentale et un savoir-jouer artisanal. Une attaque franche. Sans ajout de synthèse, le vin de Debize reste centré sur son terroir. Et lorsque l’oreille et le palais s’accordent, les tanins certes un peu verts se fondent sur la subtile richesse rythmique, quand les accords de fruit cognent sur une guitare obstinée faussement répétitive. Monolithique sans être monotone. Comment trouver du plaisir dans la crispation ? Ecouter Rail ! Chien ! et son intro de plusieurs minutes pour avoir le temps d’apprécier la subtilité d’un beaujolais qui se révèle plus profond, pour exploser sur un mur exécutant les sens et la raison. Le terroir de Debize, conduit depuis 20 ans en biodynamie est désormais traversé par une autoroute. Doppler, fer de lance de la noise lyonnaise depuis 1997 a splitté en 2010. RIP. Gardez vos disques, gardez vos bouteilles.
Sans additifs
Je suis arrivé chez Debize en vélo, il fait froid. Je crache mes poumons dans les coteaux battus par la brume. Dans le cuvage, des palettes sont sur le départ, au milieu d’une forme de chaos organisé. « J’ai vendu 3 palettes à New York et Tokyo ». Pas si étonnant de voir ces noms sonner au pays des Pierres Dorées, le succès du primeur est souvent lié au soleil levant. Sud Beaujolais, presque banlieue lyonnaise, bouffée par les pavillons et une classe moyenne accrochée à son carré de gazon. Les vignes s’arrachent et font place, ou s’accrochent aux cabanons des piscines et font de l’ombre. Drôle de pays où les vignes ne font plus vraiment du vin, mais du paysage, des circuits de rando ou des allées pour faire pisser les chiens. Pas de crus, pas de réputation, pas de médailles. Ici, la vigne ne fait plus pisser les hommes.
Un cépage jugé trop pauvre, le Gamay bannis des ducs de bourgogne, un terroir trop proche d’une agglomération galopante, trop loin des collines granitiques et leur noblesse des cru de garde. « On boit un coup » pour seule formule d’accueil. J’ai en tête le folklore du vin plaisir, l’infrastructure de l’événement, la grande fierté à bannières Super U et les barnums à saucisses : le Beaujolais nouveau colle une réputation comme la banane de Warhol. « J’ai commencé à 19 ans, ça m’a pris, je viens de Bron et j’ai voulu conduire mon vin en biodynamie ». Côté obscure direct. Vibration, dynamisation, pulvérisation de silice. La question n’est pas d’être pour ou contre. La question est d’observer les résultats du grand vortex dynamique. On ne parle pas de technique, on parle d’observation, de proximité, de lien direct avec la vigne et son milieu. « Tout part du raisin, de son équilibre, de l’équilibre entre la vigne et son terroir, du sol ». Il a appris seul, se documentant comme il pouvait sur une science peu enseignée, quelques essais en Suisse. L’équilibre revient dans le discours. C’est peut être le sens profond d’une méthode : le sol, la vigne, l’homme, le raisin, le vin. Rien d’autre, pas de gomme arabique pour rajouter du gras, pas d’acide tartrique pour rajouter du caractère (« si j’en ai besoin je vinifie du raisin vert« ). La charpente du vin. « Goute et je retourne l’étiquette ». Il fait sacrément froid, le vin est un peu cassé à température de la cave. Pas grave. Étonnamment foncé, je veux dire loin du rose fluo. Ténacité du préjugé. Malgré les cristaux de glace dans mon nez on trouve le fruit, normal, au pays du croquant. Pour le coup ça pique comme un sorbet au cassis, mais bon comme le souvenir de la baie cueillie à la fraîche. Fruit juste mûr donc, les tanins presques anguleux, on hésite rouge ou noir ? Agréable mais pas gouleyant, léger mais pas maigre, acide mais pas aigre. Surprenant car subtil. J’ai l’impression qu’il nécessite un poil de domptage, tu dois passer outre ta première impression, dégazer un peu la texture piquante. Exactement comme la musique de Doppler. Tu te prends une volée d’aigreur et un spectre suffoquant, du bois vert plein les gencives, et tu apprends à distinguer de quel subtil agencement l’acidité peut être. Leur colère rouge devient vite noire. « Ils vont te dire que ça pique et c’est léger » quand j’ai voulu en prendre une caisse pour mes amis.
Ces jeunes n’ont pas d’oreille
Il retourne l’étiquette : Beaujolais Nouveau. « J’ai réussi à le conduire jusqu’au bout sans souffre ». Une exigence de chaque geste, un amour de l’équilibre, un respect du vivant qui se retrouve dans une fierté rare et unique: « ce que tu bois, c’est juste du jus de raisin, j’accompagne juste le processus naturel ». Forcément, on rembobine la dégustation comme on recrache le jus épuisé de ta bouche gavée. On ne boit pas tous le même jus de raisin. Le vigneron a fait son boulot, il a enrichis un sol, élevé une vigne et conduit les raisins dans des foudres. Facile, classique. Comme un trio basse-batterie-guitare. Il a aidé sa vigne à profiter du soleil sans cramer, cet équilibre entre les sucres et l’acide justement. « Pendant la canicule les vignes autour des miennes avaient des raisins de Corinthe : le coup de chaud les avait ratatiné». Les siens étaient encore à se gaver, à pomper le sol, à respirer l’air chaud comme un kenyan qui court sans suer. Inversement, une vague de crachin et c’est la panique, contrôler le pourriture en équilibrant les forces vivces. Toujours la lutte, l’équilibre : entre bactéries et levures. La lutte, l’équilibre : trois instruments qui se tirent la bourre sans s’éclipser. Ce que tu entends c’est la sortie directe des amplis. Sans additifs, avec ce qu’il faut de grain naturel. L’exigence du geste d’un artiste : avec ce qu’il a il réalise ce qu’il n’a pas. « Les vins naturels ils m’énervent, souffre ou pas souffre si ton vin est imbuvable …» Toujours en lutte, travailler avec les éléments naturels c’est aussi travailler contre eux. Les contraintes s’imposent d’elles même au vigneron. Et quand elles deviennent argument de marché, effet de mode ou bannière collective, le reflexe est aussi fort que l’odeur de la banane à Duboeuf.
De la beauté du regret
Que restera-t-il de cet équilibre instable ? La noire colère se fond-elle en tanins apaisés ? Debize est faussement résigné « je vends ça en primeur, mais tu peux les garder, y’a de la matière ». A l’image de son étiquette BEAUJOLAIS NOUVEAU grandes lettres rouges, police basique, aucun effet de style. Ultime farce de l’artiste, il accorde beaucoup trop d’importance aux détails pour ne pas se jouer de nous avec cette mise en scène trop lisible. Se jouer des marques repères est décidemment son style. Alors, que reste-t-il de nos classiques ? Le chef d’œuvre des rockeurs tient-il la distance ? Xavier, bassiste : « Putain quel son dégueu ! ». Le potentiel de garde est ici pour le moins nuancé. J’insiste, ça se discute non ? « « Si nihil » c’était un cri primal, une étape qui vaut ce qu’elle vaut, sans doute empreinte de cette rage et de cette naïveté que seule l’adolescence finissante nous permettait, mais tellement truffée d’erreurs aussi que nous nous efforçons de gommer un peu plus à chaque nouveau projet, on cherche ailleurs maintenant ». Je retombe sur mes pates. La constance dans la recherche, le regret comme moteur bancal d’une forme chaotique de progrès. Dernier aller/retour, dernière accrobatie basse/battterie. « J’ai toujours envie d’arrêter, partir sur autre chose. En finir avec ce bouleau de chien, pouvoir rentrer tôt chez moins prendre un bouquin… ». Incisives pointes de regrets, mélancolies des puristes, leurs analyses (noires) ne rendent que plus belles leurs galettes et bouteilles dans cet univers d’autocongratulations. Rail ! Chien !