Aa mon avis les gars ont trop lu « Surveiller et Punir ». Avec le panoptique devenu réalité, le redressement intériorisé des morales et l’apparition d’une armée de zombies individualisés et propres dans leur tolérance, il fallait bien que quelqu’un remette au gout du jour le folklore des exécutions publiques. Nous sommes coupables d’une obsession pour l’image tu vois.  Avec le recours au supplice dans des mises en scènes gangsta, c’est la langue percée des blasphémateurs agitée devant le pouvoir qui affirme sa véracité. C’est sûr que la civilisation des mœurs avec sa cour disciplinée et son monopole de la violence en a pris un coup. On comprend plus vraiment ce qu’il nous arrive, on pensait gérer la fin de l’histoire comme un profil facebook. Tu vois pourquoi il faut se battre pour nos valeurs. Faire la guerre. Tu vois ? Non ? Il n’y a pas de protection sans exclusion. Terrain glissant de l’explication. Dois-je te rappeler les différences entre explication et compréhension ? Tu crois vraiment que j’ai le temps de lire tous ces bouquins ? Comme on dit dans Leftovers: nous avons tord parce qu’ils apportent quelque chose qu’on n’a pas.

Tu as toujours aimé les freaks. Ouais, d’ailleurs en ce moment je traîne avec des mecs qui se prennent pour des raptors. On court dans les bois, penché en avant et on essaye de chopper des trucs. Ça marche pas trop mal (j’ai lu ça dans Society). Pour la reproduction on voulait faire de l’oviposition mais on galère sur la calcification du placenta. Cool. Ça doit te changer des squats d’artistes et des demandes de subventions. Et toi ? Toujours dans l’ingénierie ? Ouais, comme d’hab : les procédures, les cahiers des charges, les protocoles. Histoire que les gens ne meurent pas en mangeant ou n’explosent pas en plein vol. Transformer le monde en aéroport. Il est bien ton ptit vin. Ouais t’as vu. C’est pratique d’avoir des potes qui paient des impôts, ça permet de boire des trucs cools. C’est quoi ? Clos du Gravillas. Connais pas.

Dans la peau de John Bojanowski

C’est trop parfait. Story telling encore plus simple que Martine. John est américain. Il vend des PC et parcourt l’Europe comme n’importe quel commercial interchangeable (cf. buffet d’un Ibis à 7h30). Il rencontre une meuf du Languedoc (cf. huile d’olive, thym, apéros interminables). Ils décident de faire du vin à Saint-Jean-de-Minervois. Fier pays du muscat doux, 4 habitants au km². Ils veulent faire du rouge. Ouais, en fait c’est les Johnny Depp/Juliette Binoche du vin. La tradition et ses verrous, l’arrivée de l’original porteur de décadence, le stress et le final heureux. Bouclez-moi l’arc narratif au plus vite. Sauf que l’histoire n’est pas trop naïve car elle est vraie (cf. Roi Hénok).  Ils montent donc le Clos du Gravillas, pour l’amour des cailloux, avec un projet précis en tête : faire du rouge, des vins élégants, des vins de plaisir. John raconte ses premiers échanges avec les vignerons du coin :

« vous êtes là pour le muscat ?»

« non pour les cailloux »

Au gré des opportunités et de la redécouverte d’un terroir, ils se constituent un parcellaire aujourd’hui hyper varié (15 cépages sur 8ha), mixant valeurs sûres, cépages oubliés du Languedoc et la fierté du Clos : le carignan de 1911. Check un peu la mosaïque. Je suis arrivé à Saint-Jean un aprèm d’aout, dégustation avec John qui me présente l’impressionnante palette du domaine (je précise ici que le domaine est mené de A à Z par John et Nicole, mais comme je n’ai rencontré que John et que je suis un gros sexiste c’est lui qui a la parole dans cet article). Il me parle d’abord de caillasses, de ces calcaires blancs, lunaires (du coup je pense au punks d’Arizona et me dit qu’un rock poussiéreux et puissant des Destruction Unit pourrait faire l’affaire).

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Puis voguant entre des rouges profonds et des blancs aériens, je cherche quelque-chose de plus contrasté. Ah, le In Black And Gold des Hey Colossus … John aime les vieux Carignan, il est l’un des fondateurs de carignan renaissance mais me parle aussi du terret, un blanc du coin cultivé jadis en quantité car entre dans la composition des vermouth (aha le VERMOUTH à mamie ça c’est un truc qui va revenir fort, en version authentique et remixée, quand le marketing aura pressé la dernière goutte de citron vert brésilien). Il propose une interprétation élégante, fraîche des vins de Minervois. On retrouve une sous-jacente puissante, forcément, la garrigue, ces vins de viande un peu rugueux mais interprétés ici en délicatesse, dans le sens du poil. Veloutés. « Sous les cailloux » propose une extraction très fine de raisins puissants. Du concentré de fruits noirs tout en caresse pour « Le rendez-vous sur la Lune ». Ah et puis il y a ce blanc de grenache : L’Inattendu. « L’Inattendu était ainsi au début car nous ne pensions pas faire du blanc, et surtout ne pas le faire avec des raisins roses (gris).  Ça continu d’être Inattendu car on a une fraîcheur inhabituelle pour « un blanc du Languedoc ».  Les gens ont souvent difficulté de placer ce vin, géographiquement.  Il y a grenache gris mais maintenant aussi grenache blanc et maccabeu dans cet assemblage. Déroutant dans sa puissance ainsi que son élégance». Avec cette mode du frais et minéral on ne sait plus trop ce que ça veut dire – mode et contre/mode : après la parkerisation du monde viticole viens la minéralisation des goûts – mais ici : une gourmandise, un motif précis et entêtant, un trait vif mais pas nerveux. Genre, écoute ce rif (rif science comme ils disent) :

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Une gourmandise : motif simple et entêtant, supporté par une matière charnue. Et cet Inattendu dans le pif. Assemblage déroutant.

Ce que j’aime dans Hey Colossus c’est cette manière de créer un ensemble cohérent à partir d’une mosaïque d’influences (du dub au doom… oui oui carrément) sans faire une surenchère technique ou le pot-trop-pourri. Six musiciens sur scène sans se marcher dessus, des expérimentations sur disques sans prises de têtes. Leur façon à eux de bosser 6ha/15cépages. Et le chant représente bien ça, ce côté chemise ample rentrée dans le pantalon, le mec qui harangue, chuchote, vocifère, malaxant sa voix pour en sortir toutes sortes de nuances du guttural au nasillard, évoquant tour à tour David Yow, Michael Gira ou Mark E Smith. Cette tradition du punk rock avec pied de micro droit et gestuelle de proximité. Cette envie de construire des murs de bruit pour y créer des ouvertures. Construire, démolir. Durcir, ramollir. Quand les parpaings indus du début laissent placent à des fulgurances mélodiques (pour une analyse plus fine de l’évolution du groupe on consultera l’institutionnel Hazam).

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Retour chez John qui me parle de ces expérimentations. Il se fend d’une savoureuse imitation des viticulteurs du Languedoc (la coop est à 50 mètres à peine du domaine) quand ils l’ont vu débarquer pour faire du rouge « c’est pas une terre pour faire du rouge ici » et pour travailler en bio « … ». L’accent du Languedoc imité par un américain c’est tout un poème migratoire. Et finalement il se fait sa place, écoute et sélectionne, se faisant sa patte et misant sur des outils légers pour le travail à la vigne, les tisanes de protection, adapte son travail de taille et palissage en fonction du terrain et des cépages (la syrah est une flémarde, le mourvèdre pousse tout droit).

Convenances et causalités

Être rationnel que tu es, tu sais bien que le terroir a des effets très contestables sur le résultat final. Que tout cela n’est qu’un effet pavlovien visant à créer chez toi des sensations convenues à la lecture d’étiquettes. Tout se joue à l’ombre des machines et des vrais professionnels, détenteurs du savoir et du faire. Mais John aime parler de ces cailloux. De son terroir. De ces anciens fond marins, plus ou moins profonds, calcaires blancs de plateaux de Cazelles. Il aime aussi parler des « bestioles qui n’aiment pas la monoculture » alors ils ont planté des arbres fruitiers, des grenades, des figuiers … et aussi parce que Nicole aime les fruits. Tout simplement. Et en totale cohérence avec le cahier des charges languedocien sur la monoculture viticole et sa fuite en avant phytosanitaire, il opte pour la diminution des rendements. « On fait rien de très compliqué en cave. On soigne le raisin, on le laisse mûrir et on fait avec ce que la nature nous donne ». Extraction douce (le plus bourguignon des languedociens est un américain), vin qui joue plus sur les préliminaires, qui transforme en caresses le potentiel du raisin, avec ses ombres et lumières. Tel les Colossus dont la discographie passe d’un doom frontal à des expérimentations plus suggestives, d’une musique pour le corps et la révolte à une musique pour l’esprit et l’introspection.

inattendues conséquences

C’est agréable d’avoir encore quelques groupes à l’arrache, qui pondent des kilos de disques, continuent à tourner comme si leur vie en dépendait, sans discours grandiloquent sur la révolte, la sincérité, toute cette exégèse disparue depuis Dischord (cf. Savages). « If the band has any kind of philosophy it is to demand of ourselves that we get together to open up space in our life to make music, to make art, to be creative, with the hope that some of that translates into something like magic. Or that, at the very least, we can keep discovering a way to communicate and express thoughts. Or simply to have fun where once there was not fun. Be kind and bold, recieve kindness and a chance to meet new people and ideas around the world. We’re all trying to decipher the madness of the world in our own way. This is probably the most enjoyable way to do it, for me anyway. » Discours qui pourrait être convenu s’il n’était pas celui d’un groupe qui en 10 ans a pondu autant d’album, avalé autant de km. Est-ce convenu d’avoir de tels discours sur le beau, la nécessité de faire les choses différemment ? Peut-être. En tout cas les résultats sont là : des flacons qui se laissent boire et une discographie qui s’enrichie. Une recherche un peu transe : la répétition, le basse/batterie qui cherche l’envol les pieds dans le tribal, des guitares heavy qui s’affranchissent de la furie de l’imprévisible/prévu pour se poser en cadences parfaites. Ces accords combinant les causes/conséquences qui nous rassurent dans la musique : ouf, il y a un sens dans la vie. Combiner les causes pour d’inattendues conséquences : John qui laisse évoluer un blanc sec pour un faire un oxydatif. Une cuvée oubliée dans un coin et sous son voile car elle ne donnait rien, puis le jour où John veut libérer sa barrique et balancer ce jus au compost :

« Nicole, on a un problème »

« C’est bon ! »

Hop, mise en bouteille de l’Oxytan (dont le prix rappelle le coût des immobilisations). Je goûte pendant que John m’explique sa rencontre avec des vignerons jurassiens. Un mec du Kentucky me fait goûter un grenache blanc élevé sous voile en imitant l’accent du Jura et me disant que ce vin à des notes de Bourbon. Ça commence à cogner dans ma tête :

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Tout dans le domaine semble être conçu pour le plaisir, dans sa version douce. Carte postale du bien-vivre. Cette acceptation de ce qui est, sans renoncer à ce qui peut devenir. Dans la dégustation, John ne veut pas me laisser partir sans avoir goûter son muscat. Car finalement, amour des belles choses et volonté d’innover peut aussi s’exprimer dans l’élaboration de classiques. Exercice imposé. Un peu comme une reprise. Alors je goûte.

Cette douce immanence

Ces vins qui savent viser juste, sans chercher une aura sur-jouée, me replacent avec précision dans une douce immanence. Comme ces concerts dans des squats, dans des salons, dans des granges qui jouent la musique avec simplicité et conviction, en ce faisant, remettent au centre la tentative de communication, l’organisation du chaos par la sélection de quelques notes. On ne peut pas tout dire en même temps, alors on sélectionne un propos. Difficile de dire que cette musique est « authentique » ou « honnête » car il y a d’un côté un jugement de valeur et de l’autre une forme de renoncement. Non, les shows de Beyoncé sont puissants, transcendantaux, nécessaires. La civilisation matérialiste se doit de créer quelques divinités. Beyoncé au super bowl c’est une cérémonie aztèque : toute une civilisation, ses valeurs, ses références, ses conflits, ses contingences s’y expriment et y deviennent sacrées, immatérielles. Mais à côté, ou en dessous, ou parallèlement, la musique des squats est immanente, délestée d’une obligation de divination, elle devient confrontation, égalité scène/public et donc plaisir partagé sans obligation de manger la chair des stars. Une passion vivante et charnelle « You are passionate about something and you attempt to climb inside it, work out why you are passionate about it and you respond to it and try to add to it, for yourself and for other people ».

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On finit cette belle degust en parlant musique et projets (toujours plein la tête : ah oui, au départ on voulait quand même faire un cabernet/syrah). Musique, forcément, qui nous ramène au Kentucky. J’apprends que c’est le fief des whisky US, immigration irlandaise oblige (ya même le bourbon trail, toujours plus intéressant qu’un treck au Népal, où on apprends qu’à la base on transforme le maïs en whisky car c’est plus facile à transporter. Ah !). John aime chanter, dans une tessiture crooner, il me parle grassroot hey, check ce bon vieux Jim Croce :

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Ou Lynyard Skynard (connais pas mais check mon chapeau vegan). Des irlandais ont posé leurs distilleries sur la terre des indiens, un américain d’origine polonaise est venu poser son Clos à Saint Jean de Minervois. Migrants d’un jour, terroirs de toujours. Migrants le sont aussi les saltimbanques d’Hey Colossus, posant leurs amplis là où l’écologie urbaine le permet encore : « Trying to understand people throughout history in myth and fact. Trying to live in the moment. Trying to predict the future. I personally enjoy most things within the realm of the uncanny. I like drinking wine from glasses collected from places we’ve played. You get that Madeleine moment! ». Lorsque l’apologie du terroir est faite pas des migrants c’est toute une géographie qu’il faut repenser.

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