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’a des trucs à voir en Arizona ? Ouais bof. Tu peux longer la frontière et son mur en écoutant Destruction Unit, visiter les vignes de Jerome en écoutant Tool. Rien de bien excitant. Les vrais choses se passent de l’autre côté du mur : les tortillas sans additifs, les fêtes du pulque, la vraie musique de Hipster. Le pays qui sans complexe génère Hocico et Frida Khalo. Et pendant ce temps, tu essayes de interroger sur la qualité des vins de célébrités. Sors un peu de ta bulle. Ouvre-toi. Calexico ? Ouais. Peut-on utiliser des gimmicks pour faire une musique originale ? Le tralala mexicano est-il un refuge punk ? Ouais, à voir la cumbia garantir l’ouverture d’esprit des festivals de petits blancs, t’as peut être raison. Calexico, à défaut de saccager des chambres d’hôtel pour maintenir l’esprit rock’n’roll, ont choisi les voies de traverses et les grands espaces pour nourrir une musique festive mais pas relou. Il fallait donc leur parler des trésors méconnus de nos vignes escarpées. En France, on n’a pas le Grand Canyon mais on a l’Ardèche.
« Les Ricains, tu verras, ils aiment bien le pinard des fois, mais t’inquiète, ils y connaissent pas grand-chose ». Bon élève, j’ai un peu potassé mon sujet quand même, histoire de pas déshonorer la patrie, on sait jamais. Nous y voilà. Une petite gamme de jolis vins d’Ardèche à l’image de Calexico : complexes et variés, faits par des passionnés qui savent ce qu’ils veulent et maîtrisent leur sujet mais ne dédaignent pas quelques incursions expérimentales.
Quand on veut avoir l’air pointu
On ouvre la première bouteille avec Joey Burns et John Convertino. « Quel morceau tu as choisi pour ce vin ? », me demande Joey. Le viognier, ce cépage si explosif, avec ses effluves de fleurs et de fruits qui te remplissent la tête, d’apparence si facile et évidente que certains amateurs de vins semblent craindre d’avouer que c’est bon, de peur de passer pour des gens peu exigeants. Quand on veut avoir l’air pointu, on peut hésiter à avouer qu’on aime des choses si faciles qu’on sait que presque tout le monde va les aimer aussi. Va donc essayer de te faire des potes dans un club de Williamsburg en tentant de brancher les habitués sur ta passion pour Muse ou, disons, Madonna. Et pourtant, si ça te fait l’effet « It’s heaven on earth in her embrace, her gentle touch and her smiling face, I just don’t know what to do, I’m too afraid to love you »… Mais si tu veux aimer, aime donc ! Et si tu ressens une infime amertume en fin de bouche comme sur ce viognier, ne crois pas que c’est un défaut : l’amour lui-même ne peut-il parfois être un peu amer ? J’envoie donc les Black Keys, « I’m too afraid to love you« . Joey et John ont pris une gorgée et ne respirent plus, concentrés comme s’ils passaient une audition pour sortir leur premier album. « La musique me semble un peu lourde peut-être, remarque Joey, mais ça marche. Pourquoi ce morceau ? » « Parce que c’est un vin blanc, alors avec les Black Keys c’est logique, non ?… », intervient celle qui est censé m’apporter un soutien indéfectible pour cette soirée à fort enjeu intellectuel et émotionnel. Merci. Bref. Joey et John rient, certes à mes dépens, mais ils rient.
On tombe d’accord pour dire que Gaby Moreno qui reprend « Laisse tomber les filles » ou même Calexico avec Françoiz Breut sur « Si tu disais » iraient bien aussi. Peut-être mieux. Krystof, qui tourne avec le groupe et a accessoirement ouvert le Cordobar, un bar à vin à Berlin, se voit interrogé par nos deux compères pour identifier le cépage (t’inquiète, Krys, tu peux te tromper la conscience tranquille… T’as lu les travaux sur le goût de Gil Morrot, vigneron et chercheur au CNRS ? de quoi détendre tout amateur de vin qui stresse lors d’un blind-test). Bon, j’admets que je ne suis pas allé au plus facile avec mon Black Keys et mon analyse 3e degré, mais pour paraphraser Claude Levi Strauss, qui avait dit ça à propos des aliments : il ne suffit pas qu’un vin soit bon à boire, encore faut-il qu’il soit bon à penser. Comment apprécier de manger de la viande tout en ne supportant pas l’idée même d’un abattoir ? Est-ce qu’un vin fait par un grand domaine appartenant à une banque est bon ? Est-ce que la fin justifie les moyens ?… Sans doute, parfois. Mais tente l’expérience : ferme les yeux, pense bien fort à la banque et goûte le vin. Alors, c’est comment ? Si cela génère chez toi un bonheur intense, rends-toi vite ici. En revanche, si en buvant un verre tu ressens davantage de satisfaction à penser à un jeune couple passionné qui se démène pour cultiver des vignes sur des terrasses difficiles d’accès dans un superbe paysage montagneux, à s’appliquer à faire un vin délicieux malgré des conditions précaires, alors profite de ce viognier de Benoît Salel et Elise Renaud.
Cette bizarre syntaxe étrangère
Comment ne pas proposer à Calexico, qui a toujours compté tant de nationalités différentes parmi ses membres, qui a fait tant de chansons sur les frontières et le déracinement, un vin fait par un déraciné ? Sur les huit albums que le groupe a sorti depuis Spoke (1997), pas un n’a laissé ce sujet de côté, tel le sommet Crystal frontier « Both sides keeping a close eye / watching the bullets fly here on the crystal frontier ». Andrea Calek, sorte de mannequin punk né en Bohème, République Tchèque, a décidé de s’installer en Ardèche pour y faire un vin nature, parfois excentrique ou provocant. Mais sous contrôle. L’homme est certes à part (rien de tel pour bien s’intégrer dans un village ardéchois que de vivre dans une caravane au milieu des vignes, de faire un vin plus bio que bio en arborant un look proto-punk assaisonné d’un caractère bien trempé), mais il sait ce qu’il fait, et ce n’est pas n’importe quoi. Son primeur 2015 « A toi nous » (« Ca veut dire quoi ? », demande John. « Ah ? que quand je t’en donne à boire, on devient nous ?… I like it ! ») envoie du fruit frais plein la bouche, avec les petites piques du CO2 résiduel de rigueur, et aussi quelques petits goûts inhabituels qu’on a un peu de mal à identifier. « I hear strange things… », dit Marlon Williams, jeune chanteur néo-zélandais qui chante la mort de sa femme en 1989 (il n’était pas même né), en collant des paroles bien sombres sur un air de balade folk. Étrange… Et pourquoi avoir choisi une chanson si tragique pour un vin ? John remarque : « On ne dirait pas qu’il vient de Nouvelle-Zélande. Et, d’ailleurs, ce vin ne ressemble pas à un vin tchèque ! » Tout ça est vraiment très bizarre. En tout cas, John est de plus en plus convaincu par le concept W&N : « Certains morceaux de musique sont comme des vins, remarque-t-il. Au premier abord on a du mal à les apprécier, puis on y revient un peu plus tard, on s’habitue, et on y trouve des qualités qu’on y voyait pas au départ. Et on finit par les aimer. Et parfois, on se dit aussi, pas moyen que j’en avale une autre gorgée ! ».
Jérôme Jouret, lui aussi, fait du vin bio, et même nature autant que possible. Mais dans sa version plutôt consensuelle, plus droite (« certains copains vignerons nature me le reprochent un peu d’ailleurs, mais c’est comme ça que je l’aime ! », assume-t-il). Et oui, amis petits chimistes, you won’t believe it, on peut faire AVEC SEULEMENT DU JUS DE RAISIN, un vin sans gaz, sans déviations diverses, léger et plein de fruit mais aussi complexe. Bref un vin qui va plaire aussi aux non militants. Si on ne peut dénier à la démarche du vin naturel un panache certain et plusieurs belles réalisations, son dogme de la non-intervention peut aussi s’accompagner de certains arômes déstabilisants (« après 3 semaines d’aération il devrait être mieux, non ? »).
une chanson si tragique pour un vin
A partir de quand le vigneron doit-il s’abstenir d’intervenir afin de ne pas dénaturer la typicité de son vin ? Inversement, à partir de quand doit-il intervenir pour que les déviations ne masquent pas cette précieuse typicité ?… Autant de réponses que de vignerons, et tant mieux. « Ce vin est très bien équilibré, en tout cas », estime Joey. « Strawberries, cherries, and an angel’s kiss in spring… », nous chantent pendant ce temps Lee Hazlewood et Nancy Sinatra dans Summer Wine. « Le vin devrait toujours être fait comme ça, avec juste du jus de raisin« , place en passant Jairo Zavala, le guitariste espagnol du groupe, lui aussi fin connaisseur – ma parole, toute la bande est fan de vins (il me dira un peu plus tard : « Hey, tu connais le domaine Ochota Barrel, en Australie ? Ils font un super vin bio, ils ont même appelé une de leurs cuvées Fugazi, le groupe de Washington DC ! Et tout ça au milieu des koalas« . Et des wombats aussi sans doute (oui, en fait j’ai fait un pari à propos du fait de placer le mot wombat dans cet article). Joey en profite pour se souvenir du film « A year in Burgundy », où il avait été frappé par le contraste entre des vignerons qui voient le travail à la vigne comme un mode de vie, en famille, laissant une large place à l’intuition et au ressenti, face à ceux qui le voient surtout comme un business assisté par ordinateur…
Objective excellence
Sombre, épicé, concentré, complexe, équilibré (quoiqu’un peu boisé peut-être, mais ça devrait se tasser avec les années), fallait bien dégoupiller un St Jo (Stéphane Robert, domaine du Tunnel 2014). La face cossue de l’Ardèche, quoi. Du haut de ses rudes coteaux cultivés depuis la colonisation romaine. Mais notre bande – qui a depuis été rejointe par son bassiste Scott Colberg qui rattrape son retard comme il peut, suivi de près par la team W&N : Tiens et t’as goûté çui-là ? c’est Summer wine ) – en a vu d’autre. Le noir breuvage, qui s’accommode brillamment (je peux pas faire des bides à chaque fois, quand même) de la compagnie à la fois puissante et délicate de Mark Lanegan et Isobel Campbell, n’est pourtant de toute évidence pas leur favori de la soirée. Alors qu’ils le jugent excellent et ne lui reconnaissent aucun défaut. Trop de shiraz en backstage au fil des tournées ?… trop grand classique ?… Peut-être. Je suis aux anges. Pas qu’ils ne soient pas fan de ce St Jo, il est objectivement excellent en effet et n’a pas besoin de nous pour se défendre. Mon ami Søren Kierkegaard me disait dernièrement que « plus on pense de façon objective, moins on existe ». Quelque part, avoir davantage envie de boire un Jouret ou un Calek qu’un noble Saint Joseph, c’est le début de l’existence… Les Ricains, c’est plus ce que c’était.
PS : Joey Burns, qui va prochainement sortir son guide des vins (il en serait capable, je vous jure), vous conseille aujourd’hui : le carmenere du Chili, Gut Oggau (Autriche), Tinto Valbuena (Espagne), dos cabesas (Arizona), les vins de la Douro Valley (Portugal)… J’espère qu’il n’oubliera pas d’y faire figurer le Zinfandel primitivo que le grand-père de John faisait chez lui dans des fûts à whisky, dans les Pouilles (Italie).
Merci aux membres de Calexico pour leur gentillesse incroyable, leur curiosité et leurs connaissances viticoles mondialisées qu’ils partagent avec un plaisir évident. Et aussi pour leur belle musique, bien sûr… Évidement, merci à notre Épicerie chérie. Moderne et Éternelle.
Cet article a été rédigé par Renaud Pradon. Renaud est un gentleman, il n’est pas sur les réseaux sociaux.